lundi 30 mars 2015




Piedra de sol   




"La ville endormie"              huile sur panneau bois                                 shg







Le monde change quand deux amants, 
vertigineux et enlacés, tombent sur l'herbe: 
le ciel descend, les arbres s'élèvent, 
l'espace n'est que lumière et silence, 
espace ouvert à l'aigle de l'œil,
passe la blanche tribu des nuages,
le corps rompt ses amarres, l'âme lève l'ancre,
nous perdons nos noms et
 nous flottons à la dérive entre le bleu et le vert,
temps total où ne se passe rien
que son propre écoulement heureux









Octavio Paz
"Pierre de soleil"
(extrait)




















L'étrangère   






Jeremy Mann









Tes yeux me parlent de brumeuses villes lointaines
Que je ne verrai jamais
Et dont jamais je n'entendrai le nom dans ta voix.
Novembre est sur toute mon âme,
Novembre est sur toute la plaine.
Je te vois inconnue à travers autrefois.
Ce sont des choses depuis longtemps mortes,
Mortes irrémédiablement
Des musiques étouffées, des luxures flétries.
Je suis sûr que novembre est derrière la porte.
Je vois vivre en ton cœur ce que ton cœur oublie.
Ton âme est loin, bien loin d'ici. Ton âme étrangère
Est une nuit de brume,
De brume et de bruine sale sur les faubourgs
Où la vie a la couleur froide de la terre,
Où des hommes mourront, sans avoir connu l'amour.
                                                                                        







O. V. de L. Milosz
 "Les sept solitudes"
  (extrait)






















vendredi 27 mars 2015





Rose des sables
(poème complet)

 





Le désert luit ivoire et rose
sous la lune d'argent
et mes pieds vont traînant
ma solitude enclose.

Mes paupières ont joint leurs ailes,
papillons au repos
au puits de mes pensées.
Pieds nus je vais divisant 
les sables infinis du temps
quittant l'ombreuse et quiète oasis
où nul jamais ne m'attend.
Déjà je perçois en écho
le rire frais des séghias
dans le jeu des ruelles grises
et des blanches djellabahs
sous la mouvance haute des palmes.

Le désert luit ivoire et rose
sous la lune d'argent
et mes pieds nus vont traînant
ma solitude enclose.

J'ai bu tout le jour
l'ardeur d'un soleil fou
et le vent a scellé dans ma chair
sa  brûlante caresse.
Il perle des larmes grises
au manteau de la lune
qui font briller ma nuit
comme une froide lame.
Féconde semence des pleurs
au creuset des étoiles:
Du grand néant des sables
jaillissent les pétales
d'une rose de pierre.

Le désert a fleuri 
sous la lune d'argent 
et pieds nus je vais
serrant l'inimitable rose.






Anne Dupin
Août 1964










  










 

jeudi 26 mars 2015




Là-bas, là-bas où la fuite...

       



 
" Vint le vent"                                    technique mixte                                        shg 2014







Là-bas, là-bas où la fuite immobile des oiseaux d'été
Hésite en une courbe molle avant de s'effacer
Pour toujours; là-bas loin où la réalité
N'est que le plus proche des mille déserts du passé.
Là-bas si loin où les tulles pourprés du jour
Dans un signal d'adieu nonchalamment ondulent,
Aventurier des mers d'éternel crépuscule,
Oublieux des départs, oublieux des retours,
Rouge terriblement dans la mort du soleil,
Toutes voiles dehors dans l'insensé silence,
Le vaisseau vermoulu de l'ennui se balance
Avec ses exilés malades de sommeil.
                                                                  
                                                                 





O.V. de L.Milosz 
 "Les sept solitudes"
(extrait)
                                                                 




























mercredi 25 mars 2015





Virgen del Rosario   





Bartolome Esteban  Murillo






Je repose mes mains 
sur le lit de mes nuits,
les yeux grands ouverts,
à écouter les vents séculaires 
que chevauchent les arbres
agitant leurs grands bras 
comme phrases perdues.

Je repose ma tête 
sur le fond des rivières
les ongles cassés 
à gratter le poli des galets,
 les histoires qu'ils entonnent
impriment ma rétine
à l'encre de souvenirs sépia.

  Je repose ma poitrine

à l'angle de nouveaux jours
le cœur ensanglanté 
d'un adieu à une mère
le cœur agrandi 
sur une porte ouverte,
sur un silence nouveau.

je repose mon cœur
sur la paume de mes mains,
l'oreille attentive 
au chant de l'invisible sirène
au chant d'un ange de la nuit
qui de l'autre côté du miroir
voudrait encore fleurir.

                                                             




  

shg
mars 2015























 

mardi 24 mars 2015





La forêt aux ombres perdues 








Jeune fille à l'hermine          Léonard de Vinci








Dans la forêt aux ombres perdues 
je marche à pas fragiles sous une lune éteinte
et remontant lentement les chemins de la nuit
je marche à reculons sur des mots à demi enterrés.

Tous se taisent, tout leur jus est tiré.
Les voilà vides de leur intrinsèque substance
et coquilles translucides craquantes sous mes pas,
ils glorifient le Silence de ce dernier petit bruit.

Adieu vindicte des paroles décisives
qui se veulent arbitre de tout en toute chose
il n'existe pas de sens qui puisse clore le monde
pas de nom qui puisse contenir la lumière. 

Dans la forêt aux ombres perdues
je marche à reculons sous une lune éteinte
et je cherche bras tendus l'horizon de la nuit
qui recevra mes pas et ouvrira mes yeux.
   
                                                                                    






shg
mars 2015
 




























lundi 23 mars 2015







Dans un pays d'aube bleue
(extraits)






Tran   Nguyen




Dans le grand nonchaloir d'une calme veillée
Comme laine au fuseau ma vie s'est dérobée
Mon cœur s'est rallumé près des tisons de l'âtre
Où renait mon enfance à la flamme bleuâtre.

Entends le chant clair des harpes de mes matins
Il dit le lai joyeux de mes jeunes années
Gravé dans le cristal des perles de rosée
Aux innombrables fleurs d'un merveilleux jardin.

Les harpes se sont tues de mes heureux matins
Aussi le lai joyeux de mes jeunes années
Gravé dans le cristal des perles de rosée
Aux innombrables fleurs d'un merveilleux jardin.

La chatte geint dans l'ombre et la laine mêlée
Ainsi l'insecte pris aux fils de l'araignée
Mon fuseau m'a blessé près des tisons éteints
Dans les cendres du soir dorment de chers matins.

                                                           







Anne Dupin 
mars 1963 
















dimanche 22 mars 2015








Chant de l'albatros   





"Portrait de jeune africain"            craie d'art                 A. Dupin
 




Dans l'épais donjon de l'hyménée
gît l'ami malheureux.
Ô qu'ils sont tristes et doux
les yeux de jade de l'homme
en un pli de ciel oublié.
Libre albatros, je caresse de mon aile
la voilure blanche des nuages
et cueille aux îles de soleil
les pétales vermeils
que sème le vent 
en l'humide rosée des pleurs.

Le ciel est profond et envoûtant
comme le chant des sirènes
aux rivages des mers
et je m'adonne à l'ivresse des longs voyages
mais dans un écho déchirant
la plainte de l'ami raye l'espace.

Alors je noue mon vol
pareil aux anneaux de ces chaînes
qui rongent le pavé des geôles maudites
et je porte aux lèvres enfiévrées
la coupe des rêves et de l'oubli.

                        


                          



Anne Dupin
juillet 1964














samedi 21 mars 2015







Que ma joie demeure    






Photographies            Marie  Saorin  Gantès




On a l'impression que les hommes
ne savent pas exactement ce qu'ils font.
Ils bâtissent avec des pierres
et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes
pour poser la pierre dans le mortier
est accompagné d'une ombre de geste
qui pose une ombre de pierre 
dans une ombre de mortier.
Et c'est la bâtisse d'ombre qui compte.
                                                                 






  Jean Giono
       "Que ma joie demeure" 
(extrait)










vendredi 20 mars 2015







Liturgie






"La tentation de St Antoine" (détail)                                        Jéromme Bosch







A la proue des plus hautes falaises
je dévisage la mer et ses sombres remous 
rampants sous l'acier de l'azur.
Campé dans les a-coups du vent
j'attends l'heure de l'envol
qui blanchit la mémoire et dénude l'esprit.

Je lave mes pieds dans le sang de l'humain,
dans l'or des moissons des guerres meurtrières,
dans l'azur des vents où s'ennoient nos folies
et la salive gâchée à l'emploi de mots vains.
L'écume brode sur mes chevilles 
des bracelets de sel menottant mes pas 
aux lents courants marins.
Un sable d'écaille éblouissant le ciel
creuse l'unique chemin où se construit ma voix.

Je lave mes pieds dans l'ambre de ce sable,
dans l'argent de la cendre des jours épuisés,
dans le vin de ces fêtes où on lave les os
la sècheresse des mots tus.
Le vent saupoudre mes cuisses 
d'un satin de paillettes reliant ma course
 à celle d'étoiles naissantes.
Un vol sidérale dépassant l'horizon
transmute le mouvement en plus haute liturgie.







shg
mars 2015
 










mercredi 18 mars 2015







Le jardinier des grilles







" le jardinier des grilles"                    huile sur panneau bois                 shg 1984







Alors j'irai m'allonger
Au pied de rêves sans frontières,
Au bruit du clapotis des mots quand ils ourlent d'écume
Les indolentes grèves 
De nos plus lointains songes.
Alors je m'endormirai
Sur l'aile tranchante du poème
Où chaque lettre polie sur le ressac des rêves
Répète infiniment le bruit des galets quand la mer se retire.

J'écarterai les bras
En écoutant l'histoire 
Esquissée sur la plage par la trace de mes pas
Et que la vague sans cesse 
S'empresse d'effacer.
Je m'envolerai donc 
Dans les bras de rumeurs
Cueillies au dos des vagues et qui viennent au visage
Comme le sourire de l'ange à l'haleine de diable.

Ronde frénétique d'images
Carrousel de mots visionnaires
Je ne suis qu'un passant à qui le sommeil se refuse
Comme dans un tableau 
De Hieronimus Bosch

                        


                          


shg
mars 2015














lundi 16 mars 2015







Mon âme numide




                

photo                                            Marie  Saorin  Gantès




Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,
et comme un haut fait d'armes en marche de par le monde,
comme un dénombrement de peuple en exode
comme une fondation d'empires par tumulte prétorien,
ha! comme un gonflement de lèvres sur la naissance des Livres,
cette grande chose sourde par le monde
et qui s'accroit soudain comme une ébriété.

Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,
cette chose errante par le monde,
cette haute transe par le monde,
et sur toutes grèves de ce monde,
du même souffle proférée, la même vague proférant.
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible...

Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur,
et ce très haut ressac au comble de l'accès,
toujours au faîte du désir, la même mouette sur son aile,
la même mouette sur son aire, 
à tire-d'aile ralliant les stances de l'exil,
et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée,
la même plainte sans mesure
à la poursuite, sur les sables, de mon âme numide...


                                                                                      

Saint John Perse 
"Exil" (extrait)