dimanche 5 avril 2015



Alcools  




dessin graphite et encres                                                                 shg








Puis sur terre il venait mille peuplades blanches
Dont chaque homme tenait une rose à la main
Et le langage qu'ils inventaient en chemin
Je l'appris de leur bouche et je le parle encore
Le cortège passait et j'y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n'étaient pas moi-même
apportaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s'entassaient et je parus moi-même
Qu'on formé tous les corps et les choses humaines

Temps passés trépassés les dieux qui me formâtes
Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes
Et détournant les yeux de ce vide avenir
En moi-même je vois tout le passé grandir.
                                                        





Guillaume Apollinaire 

























samedi 4 avril 2015








Train du retour    






Aline Jansen




Le glissement des trains sur la piste aimantée
L'écorce de la terre tourmentée, 
sa marche à rebours
Hautes et grises veillent des roches
en des blondeurs d'aiguilles sèches
Aux lèvres des vents, l'odeur amère et forte des pins
La rivière est bandée aux fûts des peupliers lointains
Les villages s'enfuient enserrant leur passé
Des visages de femme éclairent la nuit des portes
Des chansons en ruisseaux
des rires en fleurons aux foulées des enfants
Des chèvres nègres dans l'éclair d'un galop
Image fugitive à jamais gravée
Le pâtre boit l'oubli en une flaque d'ombre
que l'amandier nourrit

Ô fuite de l'espace, ô chevauchée du temps
Le soleil m'est compté et sa félicité
Adieu à l'oasis où j'ai pu m'oublier
Déjà la senteur aigre du passé
ses cornues, ses alambics
Et l'alcool enivrant des pulpes de l'été.


                                                                                 



Anne Dupin
août 1965














vendredi 3 avril 2015








La vie ainsi   






Lucie Geffre







Le corps tout tordu de fatigue
pesamment étendu
la tête comme une conque vide
le flux du sang
les flots de l'océan
les idées en fœtus
leur bruissement confus
comme en la plaine d'août
les crissements de l'épi
sur le refus des paupières
aux braises des lumières
l'oreille se penche sur le tambour du cœur
sourde à l'agacement bleu de la mouche
Le sommeil happe à large bouche
la fenêtre s'entrouvre
où s'incline la fleur
le ciel rengaine ses rancœurs
délivre les oiseaux et le soleil
un jour nouveau
un jour pareil
et le fer de ses chaînes
les heures fuient à perdre haleine.
                                       





Anne Dupin
août 1965















mercredi 1 avril 2015






Madame   





Fransisco de Goya




Venez-vous m'aider à finir
avec ce délicat sourire
qui veut tout dire sans le dire?
O dame de mes eaux profondes
serais-je donc si près des ombres?
ou venez-vous m'aider à vivre
de tout votre frêle équilibre?
Que faire d'un si beau fantôme
dans mes misérables bras d'homme?
Oh si profonde contre moi
vous mettez toute une buée
fragile, bien distribuée
dessus mon plus secret miroir.
Déjà méconnaissable à tous vos changements
pourquoi vous voilez-vous le visage à présent?
est-ce pour retrouver enfin votre figure véritable,
après tant de touchante imposture?

                             

                                   




 Jules Supervielle








lundi 30 mars 2015




Piedra de sol   




"La ville endormie"              huile sur panneau bois                                 shg







Le monde change quand deux amants, 
vertigineux et enlacés, tombent sur l'herbe: 
le ciel descend, les arbres s'élèvent, 
l'espace n'est que lumière et silence, 
espace ouvert à l'aigle de l'œil,
passe la blanche tribu des nuages,
le corps rompt ses amarres, l'âme lève l'ancre,
nous perdons nos noms et
 nous flottons à la dérive entre le bleu et le vert,
temps total où ne se passe rien
que son propre écoulement heureux









Octavio Paz
"Pierre de soleil"
(extrait)




















L'étrangère   






Jeremy Mann









Tes yeux me parlent de brumeuses villes lointaines
Que je ne verrai jamais
Et dont jamais je n'entendrai le nom dans ta voix.
Novembre est sur toute mon âme,
Novembre est sur toute la plaine.
Je te vois inconnue à travers autrefois.
Ce sont des choses depuis longtemps mortes,
Mortes irrémédiablement
Des musiques étouffées, des luxures flétries.
Je suis sûr que novembre est derrière la porte.
Je vois vivre en ton cœur ce que ton cœur oublie.
Ton âme est loin, bien loin d'ici. Ton âme étrangère
Est une nuit de brume,
De brume et de bruine sale sur les faubourgs
Où la vie a la couleur froide de la terre,
Où des hommes mourront, sans avoir connu l'amour.
                                                                                        







O. V. de L. Milosz
 "Les sept solitudes"
  (extrait)






















vendredi 27 mars 2015





Rose des sables
(poème complet)

 





Le désert luit ivoire et rose
sous la lune d'argent
et mes pieds vont traînant
ma solitude enclose.

Mes paupières ont joint leurs ailes,
papillons au repos
au puits de mes pensées.
Pieds nus je vais divisant 
les sables infinis du temps
quittant l'ombreuse et quiète oasis
où nul jamais ne m'attend.
Déjà je perçois en écho
le rire frais des séghias
dans le jeu des ruelles grises
et des blanches djellabahs
sous la mouvance haute des palmes.

Le désert luit ivoire et rose
sous la lune d'argent
et mes pieds nus vont traînant
ma solitude enclose.

J'ai bu tout le jour
l'ardeur d'un soleil fou
et le vent a scellé dans ma chair
sa  brûlante caresse.
Il perle des larmes grises
au manteau de la lune
qui font briller ma nuit
comme une froide lame.
Féconde semence des pleurs
au creuset des étoiles:
Du grand néant des sables
jaillissent les pétales
d'une rose de pierre.

Le désert a fleuri 
sous la lune d'argent 
et pieds nus je vais
serrant l'inimitable rose.






Anne Dupin
Août 1964