samedi 2 mai 2015








Le jardin endormi   






Sergio  Albiac







Je suis heureuse de vivre, inexplicablement heureuse
Parce que, en ce clair matin d'hiver
Le soleil tisse sa trame autour de ma demeure
Deux perdrix amoureuses ont becqué
L'herbe engourdie de la pelouse
Et s'en sont allées par le chemin pierreux
Plongeant dans le fossé et réapparaissant
Nouant ainsi qu'un chanvre de la Vierge
Aux lacis roux de l'automne
Un long baiser d'adieu dans la prairie endeuillée
L'air est tout en transparence
On y sent flotter des âmes des musiques des poèmes
Toutes choses heureuses
Avec la bise elles s'insinuent dans la tiédeur des chambres
Sur un sourire complice des portes et des fenêtres
Mon cœur prisonnier
Sautille tout léger dans sa cage de verre
Dans la froidure de décembre
L'oiseau libre à petits coups de bec
Tente d'éveiller le jardin endormi...

                                                                              






Anne Dupin
décembre 1964






















jeudi 30 avril 2015







L'arbre 




  

Toulouse Lautrec






L'arbre que l'hiver creuse et qu'il délabre
De terre à ciel est un chemin battu,
Avril aux tendres mains quand viendras-tu,
Quand, rallumer tout le grand candélabre?

Flamme debout qui ne brûle et ne bouge,
Ruisseau qui coule en remontant:
Le feu sans doute a quitté son masque rouge,
L'eau sa robe couleur de temps,
Et s'embrassant dessous la terre dure
Ils se sont fécondés en se battant
Pour qu'un surgeon de la lumière obscure
Jaillisse ainsi dans le ciel de printemps.


                                                        




  Lanza del Vasto











mardi 28 avril 2015







Nocturne   






Johan Jacob Gensler






        L'encre des nuits derrière les paupières
le poids froid des pierres
  dans l'angle tranchant des maisons
    leur face contre terre
   la cheminée trop longue 
   étirée comme un doigt
   qui compterait les arbres de la plaine
    le regard ose à peine quitter
Le refuge glacé
 la mature du toit
     sa voilure trop blanche
      la lune fascinante.


         Nuits inhospitalières
        tout ce faix de silence
          ces couteaux de lumière
           les clignements d'yeux des étoiles
           l'aile d'aigle du mystère
          la route immobile endormie
        et la forêt tapie.
       Chaque nuit cette mort simulée
          cette macabre comédie
      les cœurs parlent en sourdine
            en la grotte embrasée des poitrines
             sous la plume ou le poil
             ou dessus l'oreiller.
             Tous ces cauchemars
                toutes ces nuits hantées...
               Les bêtes rêvent-elles ainsi
               douloureusement tourmentées?





                                                                              
 Anne Dupin
août 1965



 
  














Incendie   





Pablo Picasso







D'où me vient cet incendie de mots 
travaillant en sourdine le fond de mon esprit
et ces forêts d'images gorgées d'eaux
au bout d'une soif  jamais apaisée.
Fontaines aux bras ouverts
des grandes plaines ondulantes
 me soufflez-vous ces airs?


D'où me vient cette moisson cueillie
 à la crête de vagues mêlée au vol des mouettes
Un vertige me porte 
et je vole bras ouverts comme un grand crucifix
traversant les nuées d'une impeccable trajectoire.
Est-ce toi ma mère de l'autre côté du miroir
qui me souffle ces airs?


Les noirs récifs au loin pleurent de désespoir
le marin céleste qui leurs échappe.
Adieu mer brune et vents couleur de perle.
Je voyage, je voyage, je voyage...

                                                                                





shg   
avril 2015














 

samedi 25 avril 2015







Sur les chemins de toute mer   







Aitor  Renteria







Guide moi, plaisir, sur les chemins de toute mer,
au frémissement de toute brise où s'alerte l'instant,
comme l'oiseau vêtu de son vêtement d'ailes.
Je vais, je vais un chemin d'ailes, 
où la tristesse elle-même n'est plus qu'aile...
Et parfois, la mer couleur du plus grand âge,
est comme celle mêlée d'aube,
qui se regarde dans l'œil des nouveaux nés...
Ou bien, vêtue de pollen gris 
et comme empoussiérée des poudres de septembre,
elle est mer chaste et qui va nue parmi les cendres de l'esprit.
Et qui donc à l'oreille, nous parle encore de lieu vrai.
                                                                                        
                                                                                     






  Saint John Perse


















jeudi 16 avril 2015



Voici ma table







Jarek  Kubicki






Voici ma table et mon papier, je pars d'ici
Et je suis d'un seul bond dans la foule des hommes
Mes mots sont fraternels mais je les veux mêlés
Aux éléments à l'origine au souffle pur
 je veux sentir monter l'épi de l'univers
J'ai le sublime instinct de la pluie et du feu
J'ensemence la terre et rends la lumière
Le lait de ses années fertiles en miracles
Et je dévore et je nourris l'éclat du ciel
Et je ne crains que l'ombre atroce du silence
Je prononce la pierre et l'herbe y fait son nid
Et la vie s'y reflète excessive et mobile
le duvet d'un aiglon mousse sur du granit
Une faible liane mange un mur de pierres
Le chant d'un rossignol amenuise la nuit
Prise d'en haut d'en bas dans ma voix fléchissante
La forêt s'agglutine ou se met en vacances
Ravines et marais dans ma voix renaissante
S'allègent comme un corps qui se dévêt et chante
                                                                               







Paul Eluard
 "ici ailleurs partout"
 (extrait)




















mercredi 15 avril 2015







Ombre 






"Le jardin secret"                                                 shg





La nature ce matin 
Ne semble pas devoir se réveiller
Inerte et grise
Elle pèse sur mon cœur
De tout son poids de morte
Le ciel est triste
Ainsi qu'une page vierge
Nulle arabesque d'aile
Nulle rature de ramille légère
Un jour qui se refuse
La solitude est souveraine
Et je suis son esclave
Halée muette
Sur l'eau sage des heures.

                                                    
                                                    




Anne Dupin
décembre 1964